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Introduction à Wittgenstein PDF
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Rola Younes Introduction à Wittgenstein ~Lo Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris Remerciements. L'auteur voudrait remercier Mélika Quel bani ainsi que tous ceux qui ont participé à la relecture de ce manuscrit. t Pour Surya Si vous désirez être tenu régulièrement informé des parutions de la collection << Repères », il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d'informa tion mensuelle par courriel, à partir de notre site www.collectlonreperes.com, où vous retrouverez l'ensemble de notre catalogue. ISBN : 978-2-7071-8950-9 Ce logo a pour objet d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu'en applica tion des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est inter dite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. © Éditions La Découverte, Paris, 2016. Pour une introduction wittgensteinienne à Wittgenstein «j'entends déjà dans l'esprit la postérité parler de moi au lieu de m'écouter moi même>> [CCS, p. 131]*. Auteur inclassable en philosophie, Wittgenstein (1889-1951) est trop « mystique » et trop dogmatique pour la philosophie analytique. Sa réticence envers toute « philosophie des profon deurs » et son intérêt pour certains sujets comme la logique et les mathématiques le rendent également suspect aux yeux de la philosophie continentale. Plus de soixante ans après sa mort, on ne sait toujours pas quelle place lui attribuer dans l'histoire de la philosophie. Est-il le plus grand philosophe du xx• siècle [Kenny, 1973, p. 11] ou un assassin de la philosophie [Deleuze, 1988]? On lui reconnaît le mérite d'avoir, de son vivant, inspiré deux écoles philosophiques : on doit au « premier Wittgen stein» (celui du Tractatus logico-philosophicus) l'inspiration du positivisme logique du Cercle de Vienne et au « deuxième Wittgenstein » (celui des Recherches philosophiques et dont les • Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage. Sauf pour les Leçons et conversations, nous avons choisi d'indiquer la pagination des manuscrits de Wittgenstein qui est généralement signalée entre crochets dans les diverses éditions. Les abréviations utilisées pour les écrits de Wittgenstein se trouvent également en fin d'ouvrage. 4 INTRODUCTION À WITTGENSTEIN enseignements circulaient bien avant la parution de l'ouvrage en 1953) le ferment de la philosophie du langage ordinaire à Oxford. Le corpus wittgensteinien est à la fois très restreint (si l'on s'en tient aux œuvres publiées de son vivant) et très large (si l'on prend en compte tout ce qui a été publié sous son nom). De son vivant, Wittgenstein n'a publié qu'un ouvrage de philosophie, le Tractatus, une recension d'ouvrage, un article philosophique (les « Quelques remarques sur la forme logique ») et un dictionnaire orthographique pour enfants. Son œuvre posthume porte la marque de ses exécuteurs testa mentaires qui ont reçu la liberté de publier ce qu'ils voulaient de ses manuscrits. Elle comporte des textes appartenant à des genres différents, mais auxquels les commentateurs tendent à attribuer la même autorité : réflexions philosophiques, journal intime, correspondance, réactions d'humeur, remarques circonstancielles, etc. Certains écrits ne sont même pas de la main de Wittgenstein, mais sont composés de notes de cours et de conversations. À part le Tractatus, les ouvrages que l'on peut aujourd'hui trouver en librairie sous son nom sont soit des manuscrits qu'il n'a pas jugé bon de publier de son vivant (comme les Recherches ou les Remarques sur la philo sophie de la psychologie), soit une sélection de remarques arrangée par ses exécuteurs testamentaires qui n'ont pas toujours explicité leurs choix éditoriaux (comme les Remarques mêlées ou les Fiches), soit des notes de cours et de conversations prises par ses élèves et amis (Le Cahier bleu et le Cahier brun, Leçons et conversations, etc.). Avec le décès de Wittgenstein et la publication progressive de ses œuvres posthumes, les commentateurs semblent avoir obéi à l'injonc tion des Royaumes combattants reprise par le camarade Mao : «Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent!» Nous avons aujourd'hui un Wittgenstein féministe [Scheman et O'Connor, 2002], un Wittgenstein communiste [Kitching et Pleasants, 2002], un Wittgenstein icône de l'homosexualité tourmentée [Bartley, 1973), un espion soviétique [Cornish, 1998], un Wittgenstein des «décolonisés» [Das, 1998], etc. On retrouve aussi l'influence du philosophe autrichien dans POUR UNE INTRODUCTION WITTGENSTEINIENNE À WITTGENSTEIN 5 les sciences sociales, en France et au Royaume-Uni notam ment, avec Peter Winch [1958], Pierre Bourdieu [1980 et 1997], Ernest Gellner [1959 et 1998] et David Bloor [1983], au point que l'on a pu parler d'un « symptôme Wittgenstein » en sociologie, celui de « l'évolution d'une discipline qui, à l'image d'autres domaines de recherche, en est venue à faire droit à l'idée que la démarche scientifique ne se réduisait pas à la production d'une explication strictement causale des phénomènes qu'elle observe» [Ogien, 2007, introduction]. Il nous a donc semblé utile de proposer une introduction à la pensée de Wittgenstein. Cependant, ce projet se heurte à trois difficultés. La première consiste à rendre compte de sa pensée sans prendre parti dans les débats d'interprétation qui divisent les études wittgensteiniennes. La « lecture stan dard», celle des manuels d'histoire de la philosophie ou celle des articles d'encyclopédie (comme l'article en ligne de la Stanford Encyclopedia of Philosophy [Biletzki et Matar, 2014]), distingue entre un « premier » et un « deuxième » Wittgen stein. Cette périodisation est justifiée par une rupture radi cale : le philosophe de Cambridge aurait d'abord proposé dans le Tractatus une théorie métaphysique de la connexion entre le langage et le monde puis, dans un deuxième temps, abandonné dans les Recherches toute ambition théorique pour se contenter de décrire les pratiques linguistiques réelles, réduisant la signification d'un mot à son usage. À cette lecture «standard», les «nouveaux wittgensteiniens » apparus avec le nouveau millénaire [Cray et Read, 2000] opposent une lecture « continuiste » qui refuse de voir une rupture radi cale entre les deux ouvrages. Ils rappellent que Wittgenstein a maintenu tout au long de sa vie une conception de la philo sophie comme thérapie visant uniquement à dissiper les confusions sans proposer de nouvelles thèses. Il serait donc illégitime de lui en attribuer. D'autres commentateurs préfè rent retenir la bipartition et la modifier en parlant d'un « troi sième Wittgenstein » pour désigner les écrits datant de 1946 à 1951 où le philosophe s'engage dans de nouvelles directions sans toutefois revenir sur ses positions antérieures [Moyal Sharrock, 2004, p. 85]. 6 INTRODUCTION À WITTGENSTEIN Deuxièmement, notre philosophe avait le sentiment permanent d'être incompris et toute tentative de rendre compte de ses idées l'irritait. Il a délibérément choisi que son œuvre soit presque entièrement posthume, sa « conscience artistique» (comme l'appelait Russell) l'empêchant de publier quoi que ce soit qui ne fût pas parfait. Peu avant sa mort, il aurait même douté de la possibilité de comprendre la pensée d'autrui : «Ne croyez pas que vous puissiez comprendre ce que dit un philosophe[. .. ]. Au mieux, vous pourriez dire ceci: "Le paysage m'est familier. j'ai déjà été dans les environs"» [Flowers, 1999, vol. 4, p. 127]. Troisièmement, en écrivant ce «Repères», nous allons contre la volonté explicite de Wittgenstein qui méprisait les ouvrages de vulgarisation et s'était opposé de son vivant à toute vulgarisation de ses idées, estimant s'adresser, au mieux, à un cercle restreint de lecteurs, le plus souvent à lui-même : « Ce que j'écris est presque toujours un dialogue avec moi-même. Des choses que je me dis entre quatre yeux» [RM, p. 77]. Pour toutes ces raisons, nous avons choisi de rester au plus près de la lettre de Wittgenstein, à défaut d'être assurée d'en avoir compris l'esprit. Mais, même en nous imposant cette discipline, nous n'avons aucune raison de supposer qu'il s'estimerait davantage compris par nous que par un Bertrand Russell, un George Edward Moore ou un Gottlob Frege. Et une phrase apparemment aussi « hypoallergénique » et « consen suelle » que « le Tractatus défend une théorie picturale du langage que le philosophe de Cambridge critiquera ensuite dans les Recherches philosophiques » suscitera les objections des « nouveaux wittgensteiniens » (pour qui la philosophie de Wittgenstein a toujours été critique et négative) et, ce qui est plus gênant pour nous, provoquera probablement la colère indignée de Wittgenstein qui, dans son purgatoire des philo sophes, jettera les bras en l'air en criant (en allemand) : « Into lérable ! Intolérable ! » Pour notre défense, nous dirons que ce livre ne veut qu'inciter le lecteur à se plonger dans les écrits du philo sophe autrichien en lui donnant les clés qui lui en faciliteront l'accès. Car Wittgenstein est un auteur difficile d'accès pour POUR UNE INTRODUCTION WITTGENSTEINIENNE À WITTGENSTEIN 7 les non-philosophes. De par les questions qu'il pose et le type de réponses qu'il apporte, il est non pas un « philosophe pour tout le monde», mais un «philosophe pour philosophes» [Anscombe, 1981, p. 3]. Un lecteur qui essaierait de le lire après avoir lu un roman ou vu un film à son sujet rencon trera très vite des difficultés dues à son écriture elliptique et morcelée. En parlant de son propre style, Wittgenstein écrit : «Lorsque je pense pour moi-même, sans vouloir écrire un livre, je tourne autour d'un thème, par bonds successifs; c'est la seule façon de penser qui me soit naturelle. Être contraint d'aligner mes pensées est pour moi une torture. Mais faut-il même essayer de le faire? Je prodigue des efforts indicibles pour mettre en ordre mes pensées-un ordre qui peut-être ne vaut rien » [RM, p. 28]. Nous avons choisi d'adopter un plan mixte, à la fois chro nologique et thématique. Le chapitre 1 détaille la vie du philo sophe de Cambridge, qu'il est nécessaire de connaître pour comprendre son œuvre. Au chapitre n, nous présentons le «premier Wittgenstein)), celui du Tractatus logico-philoso phicus. Le chapitre III couvre les écrits touchant à ce qu'il appe lait l'esthétique, l'éthique et le mystique, qui sont pour lui une seule et même chose et au sujet desquels il a très peu changé d'avis. Le chapitre IV est consacré aux Recherches philo sophiques et au« deuxième Wittgenstein)). Le chapitre v traite des écrits que l'on pourrait qualifier d'épistémologiques et qui portent sur des questions concernant la connaissance en général (où l'on voit à l'œuvre le «troisième Wittgenstein))) et la connaissance dans des disciplines particulières comme la psychanalyse, les mathématiques« pures)) et l'anthropologie. 1 1 Parcours d'un philosophe itinérant << Lorsque quelqu'un est mort, nous voyons sa vie dans une lumière conci liante. Sa vie nous semble arrondie par une sorte de vapeur. Mais pour lui elle n'était pas arrondie, elle était pleine d'aspérités et imparfaite. Pour lui, il n'y avait pas de réconciliation ; sa vie était nudité et détresse >> [RM, p. 46]. Les Jeunes années ( 1889-1911) la vie de Wittgenstein est bien connue grâce à la biographie monumentale de Ray Monk [1990]. Il naît le 26 avril 1889 dans l'une des familles les plus riches d'Europe. Fils d'un marchand de laine devenu agent immobilier et converti au protestantisme, le père, Karl Wittgenstein (1847-1913), a fait fortune dans la sidérurgie de manière à devenir l'équivalent autrichien d'un Carnegie ou d'un Rothschild. Wittgenstein grandit dans une Vienne décrite par Karl Kraus comme le « laboratoire de recherche pour la destruction mondiale » [Monk, 1990, p. 9], berceau du sionisme comme du nazisme, de la musique atonale, de la psychanalyse et de l'architecture moderne. Dès son plus jeune âge, il bénéficie d'une atmo sphère de grande culture dont son père, qui a pris sa retraite